Document diffusé sur Internet à la suite de la publication par M. Peeters, par courrier électronique et sur une page du site de sa Compagnie d’édition, Les Impressions Nouvelles

http://www.lespierides.com/in/moliere.html , de sa version du compte rendu de la table-ronde JADT du 11 Mars 2004 à Louvain-la-Neuve.

 

Voici la teneur précise de ce que j’ai prononcé, aux 7èmes Journées Internationales d’Analyse statistique des Données Textuelles (JADT http://www.jadt.org/ ), lors de la table-ronde organisée sur le thème « Attribution d’œuvre : le débat Corneille-Molière » avec Valérie Beaudouin, Dominique Labbé, Me Hippolyte Wouters, et Ludovic Lebart dans la fonction de modérateur. Il ne s’agit pas d’un verbatim, celui-ci n’ayant pas été prévu ; pour ma part, j’ai parlé d’après des notes détaillées tout en essayant de réagir aux interventions.

 

Mes interventions :

[en écho à l’introduction de Ludovic Lebart] :

 

Première intervention

(1.1)

Il est tout-à-fait légitime d’interroger les certitudes communes. Bien qu’allant contre ces certitudes, les thèses développées dans le livre d’Hippolyte Wouters [« Molière ou l’auteur imaginaire ? », paru en 1990 aux Editions Complexe] méritent un authentique débat, qui n’a peut-être pas, en ce qui nous concerne, encore eu complètement lieu.

Nous [les divers partenaires des journées JADT, le monde de la statistique lexicale et de l’analyse de textes] avons, par ailleurs, eu tort de ne pas dialoguer plus tôt avec l’article de MM. Labbé [celui paru dans le Journal of Quantitative Linguistics, 2001, vol.3].

La communauté des experts littéraires doit accepter qu’il y ait matière à débat.

Nous [cf supra] devons en échange être prudents et circonstanciés. Il ne faut donc pas, ce qu’a fait en substance Dominique Labbé, refermer le dossier avant même de l’avoir ouvert. Plus largement que la question du statut de la « preuve » dans notre domaine, c’est le mode d’exposition péremptoire « C’est Corneille et non Molière qui a écrit Dom Juan et un certain nombre d’autres pièces signées de Molière » qui pose problème.

 

(1.2)

Il faut donc discuter sur les principes.

La question est : « comment l’Analyse des Données Textuelles intervient-elle dans les divers champs disciplinaires ? ». Je répondrais : avec prudence, dans le respect de l’expertise de ces champs, dans un esprit de dialogue.

Je ne suis pas statisticien. Je suis un utilisateur expert de la statistique linguistique et lexicale. De ma connaissance du domaine, du dialogue avec les statisticiens, je tire l’enseignement qu’il ne peut exister de « preuves » en statistiques probabilistes. Plutôt que de discuter de vocabulaire (parler de « quasi-preuves », mieux : de « présomptions » serait bienvenu), il faut en discuter la philosophie : quelle que soit la qualité des « indices », une échelle de validation péremptoire (« au-dessous de 0.20 il est impossible que ce soient deux auteurs différents, au-dessus d’un certain seuil et dans certaines conditions il est impossible que ce soit un seul auteur »), une telle échelle s’expose à être démentie à n’importe quel moment.

OUI, Corneille et Molière sont exceptionnellement proches, mais il faut bien qu’existe le couple d’auteurs le plus « intime », sans que cela empêche en rien qu’ils soient bien deux auteurs distincts.

 

Deuxième intervention :

(2.1)

[Dans des termes que je ne peux reconstituer exactement pour avoir été dans le feu de l’action, j’approuve l’intervention de Valérie Beaudouin, je remercie Ludovic Lebart et André Salem d’avoir organisé le débat, je me réjouis de ce que la discussion prend une tournure dépassionnée]

Le dossier doit être pleinement ouvert (sinon réouvert) ; nous devrions envisager une publication collective.

(2.2)

Sur la technique proposée par Dominique Labbé (la distance intertextuelle), mes observations [disponibles sur le site ], faites à partir de l’application de l’indice de D.Labbé, me conduisent à supposer un biais dans cet indice : il croît tendanciellement à mesure que les textes analysés s’allongent. N’étant pas moi-même statisticien mais utilisateur expert, je soumets cette question aux statisticiens tout en maintenant pour l’instant ma position. [Ludovic Lebart souligne à ce moment que, dans une publication plus récente, D.Labbé a précisé que l’échelle n’est valide que pour des textes de 10'000 mots].

(2.3)

Oui, toutes les techniques, y compris celle de Dominique Labbé malgré ce biais que je lui suppose, convergent, sur le vocabulaire massif, pour indiquer une grande parenté lexicale, exceptionnelle, mais aussi [ici, je crois avoir nettement marqué mon emphase] pour laisser ouverte l’hypothèse d’un Molière autonome, sans autre intervention de Corneille que celle unanimement connue [Psyché].

(2.4)

Venons-en au fond.

La question n’est pas de savoir si les indices montrent une grande proximité du vocabulaire massif : nous en sommes TOUS d’accord.

La question est de savoir quels sont les facteurs de cette proximité, avant d’en venir à la réattribution positive. On a évoqué, à juste titre (sans que je sache pour ma part en déterminer les parts respectives) le genre et le thème. Mais en cette occurrence, il faut faire sa part à l’influence, et en cette occurrence précise à celle de l’ « incorporation ». La considération des seules données textuelles tend à désincarner les textes et à les décontextualiser. Molière disait chaque jour les vers de Corneille. Comment pourrait-on ne pas en retrouver la trace dans ses propres écrits ?

(2.5)

C’est ici que voudrais expliquer que la thèse d’Hippolyte Wouters n’est pas la même que celle de Dominique Labbé. H.Wouters suppose de toute évidence de Corneille a écrit des PARTIES des pièces de Molière, ou plutôt que Molière est venu « abîmer » les pièces que Corneille écrivait sous son nom (le nom de Molière). Je cite [op.cit] pp.99-100 :

« Mais alors pourquoi à nouveau dans cette pièce admirable qu’est Dom Juan ces « passages-farces » parfaitement inutiles ? Que vient faire Monsieur Dimanche dans tout cela ? Qu’ajoute-t-il au personnage de Dom Juan ?

« Sans doute est-ce un tort de ne pas payer ses fournisseurs, mais cela paraît quand même assez dérisoire à côté de son mépris affiché pour la religion, ses parents et l’amour ! Ne serait-ce pas encore une fois le metteur en scène, soucieux de plaire au public qui plaque sur des scènes superbes des arlequinades dépourvues de sens et de style ? »

La thèse est donc bien celle d’un plaquage du mauvais sur du bon.

La question serait donc, du point de vue qui nous concerne, à savoir celle de l’expertise littéraire : que serait Dom Juan, et le théâtre de Molière, sans ce « plaquage », que pour ma part j’appellerai au moins « dissonance » ?

Je propose à l’assistance de se demander de qui sont ces vers, tirés de leur contexte :

Ruissellent de tes toits de neiges et de suies

Le tambour de ton cœur fait craquer son tombeau

Puis de ces vers, tirés du même poème :

[…] j’entends les sirènes de police

Je préfère tes sirènes, celles qui ont la peau lisse.

Ma manière de rendre hommage à Claude Nougaro, disparu il y a une semaine, puisqu’ils sont tirés tous du même texte, « Harlem » (recueil Nougayork, 1987). Le calembour est très mauvais : chaque gamin le connaît… mais que serait ce texte sans cette proximité ?

La dissonance, intentionnelle ou non (c’est-à-dire exactement : quel que soit le point qu’elle occupe entre ces deux pôles), n’est-elle pas une part de ce qui rend Molière moderne (c’est-à-dire aussi ce qui explique son audience à travers les siècles et les époques), comme Shakespeare, autre « sujet d’énigmes », autre homme de tréteaux, d’arlequinades mélangées au sublime, etc ? Tous deux ont subi et sublimé la contrainte de la commande d’un théâtre vivant, de leur  propre troupe, voire de leur  propre jeu… Je partage l’avis de Valérie Beaudouin quant à la conception romantique de l’auteur qui préside à la thèse selon laquelle Molière n’a pu écrire ses vers (ou ses phrases de prose) « sublimes ».

En résumé [ici, je me tourne vers Hippolyte Wouters, et non vers Dominique Labbé], VOTRE thèse est certes PLAUSIBLE, mais en l’état actuel des connaissances, je n’y crois pas. Toute ma culture littéraire me pousse à conserver la thèse établie, tout en m’engageant à tout faire pour la questionner encore et encore.

 

Voilà pour ce que j’ai dit.

On comprendra peut-être pourquoi j’ai été gêné de trouver le compte rendu de Benoît Peeters. Je n’ai en effet ni « reconnu le sérieux et la rigueur » des travaux de Dominique Labbé SUR CETTE QUESTION. Je n’ai en effet «  pas contesté les proximités lexicales existant entre les deux œuvres », et je n’ai pas employé « pour le moins » à propos de la plausibilité de l’hypothèse de Me Wouters. Je n’ai « reconnu » AUCUN « indice[s] littéraire[s] ou historique[s] pouva[ie]nt conforter cette hypothèse ».

 

L’autre raison de ma gêne est la méconnaissance totale des usages que manifeste la publication unilatérale d’un compte rendu dans une matière controversée, sans consultation des participants. Cette publication vient ruiner l’effort de maîtrise qui avait permis une discussion parfaitement courtoise et qui, me semble-t-il, avait offert aux auditeurs l’occasion (appréciée d’eux) d’une meilleure connaissance de divers aspects du dossier.

 

Jean-Marie Viprey

Besançon, le 14 Mars 2004

 

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