Argument du colloque

Plusieurs décennies après les indépendances, les discours sur l’Afrique d’hier comme ceux d’aujourd’hui ne cessent de brosser le sombre tableau d’un continent en crise. Les sociétés francophones contemporaines empruntent à une archive d’images susceptible de fournir une représentation précise de cette Afrique : les orphelins du Biafra, les populations du Sahel cernées par la sécheresse, les malades du sida, les villageois massacrés en Algérie, les monceaux de cadavres du Rwanda, les femmes violées du Darfour.
Sur les plans historique, politique, et géographique, les raisons de cette détresse humaine trouvent de nombreuses explications. Les recherches en sciences humaines ont mis en exergue la conjonction de facteurs multiples qui renforcent la vulnérabilité des populations africaines : régimes coloniaux et post-coloniaux, clientélisme, corruption, conflits interethniques et régionaux, intérêts géostratégiques. Or force est de constater que la pérennité des discours sur une Afrique en crise marque la conscience de l’opinion publique. Cette dernière soutient largement la politique humanitaire afin d’exorciser les maux du passé et du présent et reste ainsi tributaire du fonctionnement argumentatif des discours sur l’Afrique, de leur ancrage dans le sens commun et de leur force persuasive.
Comment fonctionnement des lieux communs et des stéréotypes discursifs qui sous-tendent ces discours ? Quelles sont les modalités du dialogue entre opinion commune et opinion individuelle ? Si la première résulte d’un partage des idées reçues nécessaires au bon fonctionnement de la communication au sein de la vie sociale, la seconde relève d’une perception singulière nécessaire à la compréhension d’une réalité humaine donnée. Comment donc répondre à la fois aux impératifs de la cohésion sociale et à la nécessité du rapport à soi et à l’autre ?
Les sciences du langage conçoivent les lieux communs comme des principes régulateurs qui régissent les discours sociaux auxquels ils confèrent une autorité et une cohérence. Ils fournissent un cadre d’application universelle. En cela ils sont proches des maximes idéologiques, avançant des raisons évidentes. Ainsi, l’analyse discursive des lieux communs permettra de montrer comment les discours sur l’Afrique relèvent d’une structure argumentative orientée. On peut alors se demander sur quelle forme se construit la cohérence discursive, la validation de l’autorité, la pertinence contextuelle et la démonstration des preuves partagées ? Les réflexions sur les lieux communs en cours dans nos sociétés actuelles pourront conduire à l’élaboration d’une topique des discours sur l’Afrique. Cette topique pourra recueillir les schèmes explicatifs des invariants culturels et historiques dominants, interrogeant leurs représentations narratives, figuratives, esthétiques, ainsi que leurs normes éthiques.
Quant aux stéréotypes, définis comme des images toutes faites qui médiatisent le rapport de l’individu au réel, leur problématique provient de leur fonction bivalente. D’une part, l’usage courant souligne la fonction destructive, ou du moins réductrice, de l’image collective figée. Cette approche péjorative souligne le danger d’un jugement non critique - source de tous les préjugés, et d’une valorisation du savoir de seconde main. D’autre part, le modèle théorique attribue au stéréotype une fonction constructive qui répond au besoin anthropologique du recours aux modèles interprétatifs préexistants. Comme la majorité des concepts et des croyances, le stéréotype soulève ainsi la question de la médiation sociale et de la communication.
La problématique de ce colloque, ainsi que la diversité des formes discursives et des outils théoriques sollicitent des approches pluridisciplinaires. Dans le cadre des sciences humaines, il faudra s’interroger sur la construction d’une identité sociale et la prégnance actuelle des lieux communs et des stéréotypes ethniques. Quels sont les facteurs susceptibles de modifier les représentations collectives de l’Afrique en crise ? Par ailleurs, des études historiques montreront la relation entre stéréotypes et préjugés, reconnaissant des comportements cognitifs, affectifs et comportementaux à l’œuvre dans l’apprentissage social. Des études littéraires et linguistiques permettront de montrer comment notre temps rejette de plus en plus la doxa d’une Afrique en crise, et les faux semblants du déjà-dit et du déjà-pensé de la famine, de la maladie, de la guerre et du génocide. Cette critique s’exprime de manière exemplaire à l’égard du cliché, notion stylistique de l’effet du banal et du figement lexical. Plus généralement, il faudra relever les représentations sociales et les schèmes collectifs qui empruntent aux modèles explicatifs actualisés par les discours sur l’Afrique. Les analyses énonciatives porteront sur la mise en place de la croyance collective dans les textes littéraires et leurs formes de représentation sociale. Enfin, le concept d’idéologème, entendu comme une maxime sous-jacente à un énoncé, enrichira la critique des textes littéraires et des discours sociaux qui construisent cette image d’une l’Afrique en crise. Les sciences du langage contribueront à la théorisation des stéréotypes discursifs dans le cadre dialogique de la construction du sens en contexte. Si la fonction des stéréotypes sous-jacents aux discours sur l’Afrique en crise consiste à assurer la pertinence de l’usage fondée sur la reconnaissance de la norme sociale et culturelle, il faudra s’interroger sur les modalités de changement de ces images collectives, ainsi que sur les procédures d’évolution. Avec l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication, cette problématique interrogera également la pérennité des idées dominantes et l’avenir des institutions en charge de la gestion du savoir.