Argument

Les dessins de presse font rire, mais ils incarnent aussi une dimension sérieuse qui tient à leur pouvoir d’informer et en même temps d’offenser les acteurs sociaux et politiques. Ils constituent un objet scriptural complexe dont la puissance visuelle permet de mettre en scène des faits d’actualité sous des modalités variées. Les dessins de presse font partie de l’immense production discursive médiatique qui se propose de remettre en cause les attitudes, les gestes et enfin les comportements dans la vie de tous les jours. Pour cela, ils invitent à appréhender la réalité sociale autrement sous le prisme de l’humour, de la transgression, et de la subversion. Les dessins de presse, manifestation du « politique par le bas » (Bayart, Toulabar, Mbembe), sont ainsi révélateurs d’opinions et de contre information, moyens de socialisation et de mobilisation politique.

On utilise les termes de caricature, de dessin satirique, humoristique, de bande dessinée, d’information dessinée, etc. Ces expressions désignent, selon les auteurs, des objets différents mais partagent quelle que soit leur visée le fait de signifier la réalité sociale selon des postures énonciatives subjectivées. Ainsi, qu’on parle de caricature, exagération des traits à des fins humoristiques, ou de dessin satirique, variante du dessin de presse dont le contenu peut être critique, caustique, voire médisant, tout dessin de presse propose une interprétation « à chaud » de l’actualité en vue de susciter une réaction chez le lecteur.

Visuellement attrayant et toujours subjectif, il propose un regard décalé qui donne prise sur l’actualité en la mettant à distance et sollicite une forte activité de la part du lecteur. En effet, tout en étant accessible au lectorat, l’interprétation du dessin de presse mobilise la culture générale à travers la manipulation des codes et des symboles. Cet ancrage culturel constitue un enjeu pour la recherche dans la mesure où si l’humour est universel, la manière de rire et de faire rire varie d’une société à une autre.

Malgré un environnement institutionnel hostile aux médias indépendants, la presse satirique s’est développée partout en Afrique. Cette situation est consécutive à la chute du mur de Berlin en 1989 qui a favorisé l’avènement du multipartisme et de la liberté d’expression jusqu’à nos jours, où l’essor de l’internet et des réseaux sociaux participe massivement à la mise en scène des images. On peut citer en exemple : Le scorpion au Mali, le Grognon en RDC, Le Lynx en Guinée, Le Cafard libéré puis Lamb-ji au Sénégal, Le Messager-Popolis au Cameroun, Gbich en Côte d’Ivoire, La Griffe au Gabon, Le Canard libéré au Niger, Le Gri-gri au Burkina Faso, etc.

Dans les colonnes de cette presse indépendante, des dessinateurs mettent l’actualité africaine en images à l’aide de dessins humoristiques et satiriques. S’adaptant à leur lectorat, les journalistes forgent un langage populaire qui correspond à celui de monsieur-tout-le-monde. La mise en oeuvre de ce langage répond surtout au besoin de proposer au lecteur un discours quotidien de proximité dans des pays où le français cohabite harmonieusement avec les langues africaines. Le journaliste camerounais Ngangue (2001) pense que la caricature dans les journaux en Afrique joue le même rôle que celui du Bébête Show ou des Guignols de l’info à la télévision française. Ainsi, en mettant en scène des situations politiques où le burlesque et l’ubuesque des comportements socio-politiques font surface, le dessinateur met en image des situations qui amusent le lecteur. En ce sens, le dessin de presse, qui est porteur de messages politiques détournés, constitue un « mode populaire d’action politique » (D. C. Martin, 202), un vecteur important de politisation. Le succès de l’information dessinée en Afrique se mesure dans le fait que même les analphabètes achètent les journaux satiriques parce que les caricatures sont tellement parlantes qu’ils peuvent comprendre l’actualité. Les images, qui rendent vivante l’actualité, permettent à chaque citoyen, lettré ou non, d’accéder à l’information. C’est ainsi que l’information dessinée touche un large public en Afrique.

Les dessins peuvent aussi se déployer dans l’espace scriptural sous une forme narrative dont la fonction est généralement didactique. Ils illustrent la vie de personnages liés à l’histoire, à la vie politique et à la mémoire des peuples africains en vue de transmettre des savoirs relatifs à l’histoire et à la santé notamment. Cette fonction éducative qui consiste à mettre dans des bulles des dialogues à visée éducative, par exemple, pour la santé est une des formes de l’information dessinée.

Si l’avenir de la presse africaine se trouve bien dans la construction d’un discours hétérogène au confluent des cultures africaines et française qui agence bande dessinée, caricature de l’information, commentaires politiques en vue de toucher un public toujours plus large, le Réseau Discours d’Afrique considère cette production discursive comme un objet de réflexion digne d’intérêt.

Plusieurs pistes sont à explorer au cours de cette rencontre scientifique dont entre autres :
1. L’intericonicité dans les dessins de presse : l’intertextualité iconique permet de suivre en filigrane la migration et le recyclage de faits et événements sociaux, d’oeuvres, ou de situations qui sont re-contextualisés par le biais de la parodie, par exemple et qui sont mises en images dans la presse africaine. On sera particulièrement attentif aux procédés de manipulation des images et aux processus de leur recontextualisation.
2. Dessins de presse et énonciation politique : les postures auctoriales du dessinateur sont des prises de positions énonciatives qui peuvent être ironiques, humoristiques, critiques, caustiques, satiriques, etc. On pourra observer la manière dont elles s’affirment dans la représentation graphique, en tant que manifestation d’une prise de position sociopolitique dans l’arène publique. La coémergence de ces postures auctoriales et leur mode de fonctionnement en symbiose retiendra particulièrement l’attention. On s’intéressera aussi à la manière dont le message politique est porté, détourné, reformulé dans des contextes où la parole publique est plus ou moins libre.
3. Les dessins de presse au confluent des cultures : la réflexion sur la dimension culturelle de l’information dessinée pose la question de son hétérogénéité. L’analyse permettra de statuer sur la manière dont les représentations françaises et africaines s’arriment ou se confrontent et la part d’africanité dans la manière de moquer, de critiquer, d’ironiser etc. dans la presse africaine francophone et maghrébine. Mais au-delà, il s’agira aussi d’observer les dispositifs de confluence des codes graphiques, iconiques et culturels.
4. Rhétorique de la figuralité dans l’information dessinée : les représentations graphiques que sont les dessins de presse mettent en oeuvre les figures de l’exagération, de la comparaison, de l’hyperbole, de l’ironie, de la métaphore, de la déformation, de la parodie, du stéréotype, etc. Cette figuralité dans le dessin pose en même temps la question de la coémergence des figures de discours (Bonhomme, 2006) et celle de leur fonction performative.
5. Information dessinée et transmission de savoirs : l’usage de la bande dessinée dans les manuels d’histoire et de littérature, par exemple, ou dans la prévention des maladies en Afrique francophone et au Maghreb lui confère une fonction éducative et mémorielle. La réflexion portera sur la disposition narrative ou mode d’agencement des bulles en exorde, développement, chute et à leur fonction didactique.